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« Parinâma-tâpa-samskâra-duhkhaih-guna-vritti-virodhât-ca duhkham-eva sarvam vivekinah »
(Patanjali, Yoga-Sûtra)
Ce sutra parle de la souffrance – duhkha, potentiellement présente en toute chose, et décrit ses origines :
– Les changements, les regrets, les habitudes
– Le conflit dans les « qualités constitutives de la Nature »
Il nous dit que seul le sage, le clairvoyant est conscient de cela.
Il appartient au 2ème chapitre du Yoga Sutra, lequel chapitre décrit la nature humaine, explique les comportements problématiques et donne les moyens pour s’engager dans un chemin de transformation.
Parinâma :
Ce terme est traduit généralement par : changement, modification, transformation, mutation, évolution. Si l’on s’attache aux racines sanscrites (pari : tout autour, et nam : s’incliner, s’affaisser), c’est un changement lié au passage du temps, un affaissement, une dégradation.
Qu’on le veuille ou non, le changement est effectivement omniprésent dans la vie humaine : le changement physique dû à l’âge qui rend le corps moins souple, moins résistant, les changements climatiques auxquels il faut s’adapter, l’évolution dans toute relation humaine (parents-enfants, conjoints, collaborateurs…) qui demande de l’ajustement, etc… Tous ces changements peuvent déstabiliser, insécuriser, créer frustration et irritation, et moins nous les acceptons, plus ils nous font souffrir.
Tâpa :
De la racine tap qui signifie chauffer, faire cuire, ce terme désigne tout ce qui nous brûle, nous torture, nous ronge de l’intérieur.
Concrètement, c’est l’angoisse, l’anxiété, la crainte, c’est aussi la sensation de manque ou la peur de perdre, c’est le désir cuisant, inquiet, qui nous empêche d’apprécier les périodes heureuses, ce sont les regrets par rapport à ce que nous avons fait ou n’avons pas fait…
Samskâra :
D’après les racines sanscrites, ce terme signifie « faire parfaitement » et peut représenter les rituels, les sacrements, ce que l’on a appris, que l’on fait parfaitement et qui a du sens. Mais dans ce sutra, il est traduit généralement par : habitudes, conditionnements, comportements répétitifs. Les habitudes ont certainement un aspect positif, elles apportent structure, stabilité, repères, sécurité. Mais elles apportent aussi l’envers de la médaille: rigidité, immobilisme, inadaptation, enfermement, dépendance, et c’est en cela qu’elles sont sources de souffrance.
Tous ces phénomènes sont sous-tendus par ce que l’on nomme « le conflit dans les qualités constitutives de la Nature » – guna vritti virodhât.
La Nature et ses caractéristiques ont déjà été explicitées par Aurélie Caudullo dans « Trait d’Union » N° 35. Je rappelle que la Nature est considérée ici au sens large, c’est le monde phénoménal, la vie manifestée, la « création ». Le terme prakriti qui désigne la Nature n’est pas nommé dans le sutra mais les gunas, ses qualités constitutives s’y réfèrent.
Ces 3 qualités sont tamas, rajas et sattva.
Tamas, c’est la stabilité, la sensation du « lourd », le calme, mais lorsque cette qualité est en excès, elle représente l’inertie, la torpeur, l’immobilisme, l’hébétude.
Rajas désigne le mouvement, l’activité, le dynamisme, l’élan. De façon excessive, cela représente l’agitation, la frénésie, la dispersion, l’excitation.
Sattva est la clarté, la luminosité, la légèreté et survient quand il y a équilibre, complémentarité, harmonie entre les 2 précédents.
Ces 3 gunas peuvent être comparées aux 3 couleurs fondamentales : bleu, rouge et jaune. Imaginons que ces 3 couleurs se mélangent dans un tableau avec toutes les proportions possibles pour donner une palette de couleurs immensément riche, parfois très harmonieuse, parfois déséquilibrée ou heurtant la sensibilité de l’œil. Imaginons que ce tableau ne soit jamais terminé et qu’il continue à évoluer, à se modifier, à créer l’harmonie ou le déséquilibre.
La prakriti est ainsi constamment modelée par ces qualités qui provoquent des changements inattendus et en tous sens. Le monde est en perpétuel mouvement, rien n’est figé, statique ou définitivement acquis. Une partie de nous-mêmes est prakriti ; il s’agit de notre corps, de notre mental au sens large (qui nous permet de penser, de sentir, de percevoir intuitivement), de notre souffle. Et c’est ainsi que nous pouvons être ballottés par des énergies contradictoires, provoquant des moments d’agitation, d’affolement, des changements d’humeur intempestives que nous avons du mal à nous expliquer, de la torpeur quand il faudrait réagir, etc…. Et tout cela provoque duhkha – le mal-être, la souffrance.
Le sutra nous dit aussi que cette souffrance est visible par le vivekin – celui qui voit clair, le sage. Celui-là a développé une sensibilité suffisante pour voir le potentiel de souffrance présent dans tous ces phénomènes. Il ne souffre pas plus que les autres, simplement il a conscience de sa souffrance et de ce qui le fait souffrir. Il a acquis une connaissance de lui-même, une compréhension de son fonctionnement. Loin de le pousser dans la plainte, cela lui permet de prendre la responsabilité de ce qui lui arrive, cela lui donne la possibilité de pressentir les situations qui vont le faire souffrir et d’ajuster son comportement.
J’ai envie de m’arrêter un peu sur cette notion de souffrance :
Lorsque j’étais en formation, je n’aimais pas beaucoup ce sutra, il me paraissait bien pessimiste et j’ai mis du temps à l’accepter. J’ai aussi constaté en tant que professeur qu’aborder la souffrance n’était pas si simple. Je me souviens de la réaction d’une élève lisant le thème que j’avais donné à un atelier, qui m’a demandé : « Pourquoi ne pas parler du bonheur plutôt que de la souffrance ? »
Il me semble que nous avons une certaine résistance à regarder la réalité, notre état de souffrance, en face. Pourtant elle a de nombreuses manifestations. La pratique du yoga est un bon terrain d’expérience et de sensibilisation pour reconnaître dans le corps les lieux noués, resserrés. Elle nous permet de prendre conscience de la sensation physique de duhkha, l’espace intérieur suffocant, étriqué, oppressé. Elle nous entraîne à repérer dans la vie quotidienne la gorge et la poitrine qui se serrent, l’estomac qui se crispe, le dos qui se noue. Personnellement il m’arrive bien souvent de reconnaître la manifestation corporelle de tapa, cette « cuisson » au creux de l’estomac provoquée par le désir inquiet, l’envie d’aller plus vite, la frustration, l’impatience, les regrets de ne pas avoir fait ceci ou cela, de ne pas l’avoir fait suffisamment bien, l’irritation qui en résulte. Je reconnais aussi ces changements d’humeur aussi soudains qu’inattendus, moments pendant lesquels je me vois ballottée dans la danse des 3 gunas.
Avec la pratique du yoga, la sensibilité s’affine, la sensibilité corporelle bien sûr, mais aussi l’attention à notre fonctionnement mental, ce qui est nommé svâdhyâya – connaissance de soi – dans le sutra II 1. Cela permet de prendre en compte la réalité (qui parfois ne nous plaît pas !) au lieu de vivre sur des illusions, des chimères qui ne feront que produire plus de souffrance. Il est possible et souhaitable d’éviter la souffrance future, c’est ce que dit le sutra II 16 et c’est plutôt encourageant ! Alors ouvrons nos yeux de « vivekin » pour avancer pas à pas sur notre chemin de transformation.
Article d’Odette Bissardon, publié dans la revue « Trait d’Union » d’avril 2011. Cette revue est le journal semestriel de l’association IFYLCE à laquelle plusieurs professeurs de la salle sont rattachés.