La souffrance comme catalyseur d’un changement en nous #1

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Chaque enseignant de l’IFY doit rédiger et présenter un mémoire pour valider son diplôme de fin de formation. J’ai synthétisé les grandes lignes de mon travail pour en extraire deux articles, dont voici le premier. Le texte se réfère à des sūtra particuliers, cités dans le texte : par exemple « YS II.23 » se rapporte à « yoga-sūtra, chapitre II, sūtra 23 »

Le rôle de la souffrance pour le yoga

De quoi parle-t-on plus précisément

Avant d’aller plus loin, j’aimerais éclaircir tout de suite le terme « souffrance » ; le mot d’origine, utilisé en sanskrit, est duḥkha, littéralement « mauvais espace », qui peut se traduire par : mal-être, inconfort, gêne, ce qui nous dérange, douleur, souffrance. On constate tout de suite que les termes utilisés ont une intensité très variable selon la nature de ce que nous ressentons.

Desikachar, notre référent indien, parle de duḥkha dans des mots très simples et concrets, avec son pragmatisme indien :

« Ce n’est pas forcément une douleur, mais un inconfort. » « un ami a eu des problèmes de santé et je lui ai conseillé de réduire le chocolat. Il m’a dit : « Oui, bien sûr, je vais le faire » et puis un jour, j’ai été invité à un dîner au restaurant et il était là, assis à une des tables avec… un bon chocolat. Et vous savez comment il se sentait ? C’est ça le duḥkha ! »

L’origine de la souffrance pour le yoga-sūtra

Plusieurs sūtra décrivent le mécanisme d’apparition de la souffrance chez l’homme. J’en retiendrais deux.

Le sūtra II.15 est certainement celui qui décrit le mieux l’origine de la souffrance, tout en la rattachant à des éléments concrets de notre vie. Selon lui, nous pouvons souffrir :

  • de situations instables dans lesquelles le côté changeant, nouveau, éphémère et incertain de la vie nous oblige à nous réadapter, à modifier ce que nous faisions, à inventer une nouvelle réponse face à cette nouvelle situation, à trouver un nouvel élan et de nouveaux supports pour avancer ;
  • du désir insatisfait de recréer des situations agréables du passé, ce qui peut amener à être perpétuellement déçu et conduire à chercher des sensations toujours plus fortes, plus intenses pour retrouver le goût d’un passé agréable ;
  • du regret d’événements de notre passé, de ce que nous avons eu l’occasion de faire ou non ;
  • de la reproduction d’habitudes et de conditionnements, de manière automatique, et qui ne sont peut-être plus adaptés désormais. On retrouve ici l’idée de la vie changeante et de notre adaptation : est-ce encore une bonne réaction, que faut-il modifier ?
  • des contradictions de la vie, de devoir prendre des décisions relativement tranchées entre deux situations, où nous devons « peser le pour et le contre » et constatons qu’il y a autant d’éléments d’un côté que de l’autre. Par exemple, le fait de décider de quitter un travail qui devient difficile, alors que les emplois sont rares : il y a des centaines de bonnes raisons de partir et sans doute autant pour rester « encore un peu » et pourtant, notre réponse est blanche ou noire : soit on pose notre démission, soit on reste.

Ce sūtra laisse entendre que la souffrance est potentiellement dans chaque événement de la vie et qu’il est sage d’en prendre conscience.

Une cause profonde : samyoga

Le sūtra II.17 est déterminant car il précise la cause fondamentale de la souffrance, celle à l’origine de toutes les autres : c’est samyoga, la confusion entre ce qui perçoit en nous et ce qui est perçu. C’est d’ailleurs le commentaire de ce sūtra par Frans Moors qui m’a lancé sur le sujet de mon mémoire. Il y précise que « L’expérience humaine est faite de joie et de souffrance. Cette dernière pousse l’homme à la recherche d’une solution » et ajoute « bien que l’union de l’Observateur et de son champ d’observation soit source de douleur, elle constitue en soi une opportunité de salut par la prise de conscience qu’elle peut susciter. » « Ainsi, la douleur n’est pas vaine si elle sert de révélateur et de catalyseur pour nous mettre en route. »

Prakrti et purusa

Le yoga-sūtra base sa vision de la vie sur le fait que nous sommes constitués de deux natures différentes qui se donnent moyen d’exister l’une l’autre :

  • un « champ d’observation », appelé prakṛti, qui correspond au monde que nos sens peuvent appréhender, le monde perceptible, et également à citta (le mental), c’est-à-dire la manière dont nous percevons ce monde ;
  • un observateur en nous, purusa : le yoga le décrit comme parfait, inaltérable, ne faisant pas partie de ce monde sensible et donc non soumis à ses règles, mis à part qu’il regarde le monde à travers citta.

Tant qu’il y a conjonction, c’est-à-dire que le purusa (source de non-souffrance) reste mélangé avec la prakṛti, nous restons dans l’apparence de la souffrance.

Cet être intérieur perçoit à travers nos sens et notre mental : il est donc limité par les défauts de ces « instruments » et a du mal à voir la réalité objective derrière. Ceci me renvoie au fait que, pour pouvoir fonctionner et avoir des repères dans ce monde, nous nous créons des représentations de ce qui nous entoure à partir de ce que nous apprenons par notre éducation, famille, culture, religion, etc. Ces représentations déforment en quelque sorte la réalité ou au minimum y applique une sorte de filtre coloré sur ce que nous pouvons en percevoir. Le purusa n’a accès à la réalité qu’à travers notre mental et donc qu’à travers nos représentations.

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Ce ne sont pas les événements objectifs qui sont problématiques, mais la vision que nous en avons, cette perception subjective directement liée aux kleśa (les tourments, les causes de souffrance).

La confusion a sa propre origine

Le sūtra II.24 précise que cette confusion a pour cause avidyā, la méconnaissance, qui est le premier des kleśa (tourments) et la racine des quatre autres : l’orgueil, l’attachement, l’aversion et la peur enfouie.

Ce simple sūtra est en fait fondamental pour la compréhension du yoga-sūtra puisqu’il révèle la source première de duḥkha, qui est la non-connaissance : c’est elle qui amène toutes les confusions dans nos vies, à commencer par l’absence de perception de notre nature spirituelle et de son champ d’expérimentation, c’est à dire samyoga, la confusion.

Douleur ou souffrance ?

La différence est assez ténue : je définirais la douleur comme une sensation désagréable dans une partie du corps : l’origine est généralement corporelle. La souffrance serait l’effet possible produit par un phénomène désagréable et la définition s’étend plus facilement au domaine mental. Le terme duḥkha (espace inconfortable) englobe ces deux notions.

Si je me tape le doigt avec un marteau en plantant un clou, je ressens normalement une douleur dans le doigt : c’est une information que m’envoie mon corps. Le fait d’en souffrir ou pas est par contre lié à ma perception, à mon rapport à la douleur, aux images que j’ai de mon corps, de ma santé, de mon bien-être : c’est la réaction que je vais avoir et chacun en aura une différente.

Il me semble que ces douleurs sont à assimiler avec la notion de maladie : il s’agit d’un dysfonctionnement du corps qui produit différents symptômes dont la douleur. Le mot utilisé en sanskrit est vyādhi et il est traité dans le sūtra I.30, comme faisant partie des obstacles à notre épanouissement, dans le sens où il limite les capacités de concentration sur l’objectif de connaissance et détourne la personne concernée dans sa recherche d’harmonie et de paix intérieure.

Peut-être souffrons-nous simplement de ne pas pouvoir faire ce que nous aimerions ou trouverions logique de pouvoir faire. La souffrance se logerait alors dans ce décalage entre notre vision du monde et une certaine forme de réalité qui s’impose à nous.

La vision du sāmkhya kārikā

Le sāmkhya kārikā (SK), texte qui présente l’anthropologie sur laquelle s’appuie le yoga, précise également l’origine de la souffrance : il est d’ailleurs remarquable de noter que le tout premier mot du traité est « duḥkha ».

Traduction du SK 1 : « Parce qu’il est frappé par trois sortes de souffrance, (naît chez l’homme) le goût de savoir, afin de trouver le moyen de les détruire »

Les trois sortes de souffrance citées dans le texte proviennent :

  • de soi-même : du corps ou du mental. Ici, nous sommes l’auteur de notre propre malheur et la nourriture y prend une place importante
  • des autres (ce qui s’étend également aux animaux et aux plantes)
  • de Dieu (catastrophe naturelle, par exemple)

Ce sūtra introduit clairement la place de la souffrance : elle est intrinsèquement liée à la condition humaine et est décrite comme le point déclenchant d’une démarche de connaissance, le « goût de savoir ».

Ce qui me perturbe et en quoi

Pour ma part, je constate que ce sont effectivement des souffrances qui m’ont apportées beaucoup d’envies de changements tout au long de ma vie. La période entre mes 30 et 40 ans est assez illustrative à ce niveau-là : ce chemin mené en 10 ans a été régulièrement guidé par « quelque chose qui dérange » assez présent pour m’empêcher de « me reposer sur mes lauriers ».

Pour résumer à l’extrême, je vois nettement deux facteurs principaux qui ont déclenché ou déclenchent encore des envies de changements dans ma vie : le rapport à mon corps et le divorce. Le yoga a maintenant en partie pris la relève pour continuer à me questionner, sous d’autres formes, et m’aider à rester régulièrement en éveil.

Ce corps qui ne correspond pas toujours à ce que j’en attendrais

Je pense que les représentations que je me fais de mon corps sont au cœur de la souffrance qui me fait me questionner de longue date, préalablement à mon divorce. Malgré l’énergie incontestable qui m’habite de manière joyeuse et durable, je reste sur cette image d’un corps qui a justement du mal à « prendre corps » ! Je recherche encore ce que je considère comme une « amélioration » de ma santé globale.

Les deux symptômes que je retiendrais sont une digestion très irrégulière et des irritations de peau, les deux ayant sans doute un lien si on considère que les intestins sont de la peau – continuité intérieur/extérieur : c’est en tout cas une membrane qui marque la séparation entre ce qui est « soi » et ce qui est « non-soi » d’un point de vue génétique.

Bien sûr, en prenant du recul, je ne suis pas, à proprement parler, malade. Malgré tout, ces « symptômes » me renvoient l’image d’un fonctionnement « anormal » et donc me font penser à quelque chose de l’ordre de la maladie.

Ces réactions me posent la question du bon rapport avec mon corps : quel message cherche-t-il à me faire passer ? Pourquoi montre-t-il ces nombreux signes de faiblesse ? Suis-je assez à son écoute ?

Un facteur déclenchant : une séparation

Après presque 10 ans de vie commune et plusieurs mois sans arriver à nous comprendre et à avancer, mon couple finit par éclater. Une grosse page de ma vie se tourne. Ce n’est pas la première souffrance de ma vie en chronologie, mais cet événement a été très marquant pour moi dans mon histoire : je pense qu’il est vraiment ce qui m’a amené à réévaluer complètement ma vie et m’a guidé vers qui je suis aujourd’hui.

Cela a remis en question un certain idéal de vie auquel je croyais par rapport à la famille, à la notion de relation privilégiée entre deux personnes, à des rapports humains d’entraide dans le respect et la confiance. Cela a aussi beaucoup perturbé en moi le fait que je pensais être ouvert, prêt à accepter l’autre, ses différences, être à l’écoute. Le constat est que j’ai été incapable d’entrer en communication avec la personne avec laquelle j’ai partagé tant d’années de ma vie : je n’avais pas les outils pour me rendre à l’écoute dans ce qu’elle avait à exprimer avec ses propres moyens de ressentis et d’expression. Malgré mes « efforts » inappropriés pour entrer en contact, chercher à parler, à écouter de manière neutre, comprendre l’autre ou au moins lui laisser une place pour qu’elle exprime ce qu’elle peut, ça n’a pas fonctionné.

A l’époque c’est un choc terrible pour moi, pas seulement d’être seul mais de comprendre que j’étais passé « à côté » de la personne avec qui je vivais. C’est l’occasion d’une profonde remise en question sur moi, sur mes choix de vie et sur mon rapport aux autres.

Laurent SIMON (synthèse du mémoire rédigé en 2017)